18h45 en plein hiver, à la Ferme Kibo ( Alsace, Vosges du Nord )
Le pneu du tracteur est crevé. C’est un vénérable véhicule, tchèque, qui a vu passer impassible la révolution hippie, les années Reagan et la crise de 2008. Avec le changement climatique, il ne fait pas le malin, surtout au démarrage, quand un nuage de fumée grisâtre s’échappe de ses entrailles : vieux, polluant… mais essentiel pour amener le foin à la quinzaine de chevaux à la retraite qui s’ébattent insouciants dans les prairies voisines. Aujourd’hui le tracteur est à l’arrêt, aussi inutile qu’une résolution de l’ONU sur le conflit au Yémen.
Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire ? On est samedi soir, le réparateur habite à une heure de route et ne viendra sûrement pas un dimanche. Dans les prés, deux citernes sont vides. Impossible de laisser les poneys sans eau pendant tout le week-end. Réfléchissons… On pourrait amener des bidons d’eau avec les brouettes. C’est lourd, on en a pour des heures, mais les chevaux seront sauvés. Ou alors on charge des cuvettes, arrosoirs, bidons et tout ce qu’on trouvera dans les voitures et on rempli les baignoires qui sont installées, à demeure, dans chaque pâture ? ( … )
Ces baignoires en pleine nature, au milieu des prés, ça m’a toujours donné des idées ! J’imagine souvent – en riant sous cape – l’air étonné de mes petits poneys s’ils me découvraient entrain de prendre un bain au milieu d’eux, nonchalante, mine de rien. Ils viendraient sans doute goûter l’eau du bain, frotter leur tête, me pousser gentiment du museau, un moment bucolique inoubliable… mais ce n’est pas le moment de faire trempette : pas de tracteur, pas d’eau. »
19h00
La méditation du soir a commencé depuis quinze longues minutes. Je suis assise, en demi-lotus, immobile, devant le mur. Il y a eu différentes cloches pour commencer la séance : le tambour, des petites cloches et, toutes les trois minutes le son ample et grave du Bonsho, le gros gong de 800 kg résonnant dans la campagne. Moi, je n’ai strictement rien entendu ! Le monde pourrait s’écrouler, j’ai dans la tête un paysage de chambres à air, compresseurs et clés de douze. Mon cerveau turbine à dix mille tours minutes pour faire la liste des solutions disponibles. Et Bouddha en personne apparaitrait à ce moment là pour me parler du Satipattana sûtra, qu’il se ferait envoyer gentiment sur les roses. Ce n’est pas le focus sur les respirations qui va réparer mon pneu !
19h05
« Alain !! J’avais oublié mon ami du village, ancien mécanicien auto ! La dernière fois qu’on s’est croisé il m’a informé avoir tout le matériel, compresseur compris, pour pouvoir réparer en urgence… Je ne sais pas pourquoi je l’avais oublié. Dès que le zazen est terminé j’appelle Alain. »
Vingt minutes viennent de s’écouler entre le début de la méditation et la solution. J’étais dans un autre monde, le mental happé par les pré-occupations du quotidien. Immobile en apparence, agitée comme un oustiti à l’intérieur. Maintenant, j’ai la solution… mais suis un peu gênée par ces longues plages d’absence. Et surgit cette question cruciale : qu’aurait fait Bouddha dans cette situation ?
A votre avis ?